Entretien exclusif avec Alexandre Vingtier. Il fait partie de ces esprits rares capables de penser le spiritueux à...
L’embouteillage indépendant : dernier rempart contre l’industrialisation des spiritueux (deuxième partie)
IX. L’essor du rhum et la genèse de Rumporter
Vous avez joué un rôle clé dans la valorisation du rhum et la création de Rumporter, aujourd’hui référence incontournable. Pouvez-vous revenir sur cette aventure et sur la place du rhum dans le paysage actuel des spiritueux?
Lancer un média dans les années 2010 n’était clairement pas un choix évident. Ce n’était ni conseillé, ni soutenu par des aides particulières. Il n’y a pas eu de subventions, pas de filet de sécurité. Le projet s’est construit seul, progressivement, porté par une conviction et par un écosystème.
Ce sont les partenaires – annonceurs, producteurs, distributeurs – qui ont compris l’intérêt de la démarche et qui nous ont suivis. Ils ont vu qu’un média pouvait devenir une véritable plateforme d’éducation et de communication : un site internet, des réseaux sociaux, mais aussi un magazine multilingue, capable de centraliser l’information sur la filière rhum en France, puis au-delà, pour capter les tendances et les innovations à l’échelle internationale.
Rumporter est avant tout un magazine de culture. La culture du rhum, bien sûr, mais aussi celle de tous les acteurs qui gravitent autour : les tonneliers, les spécialistes du packaging, les créateurs de levures, les acteurs de l’impact social et économique. Le rhum est un produit profondément multiculturel, produit aujourd’hui dans plus de 80 pays, bientôt une centaine. C’est sans doute le spiritueux le plus diffusé au monde.
La canne à sucre voyage : mélasse, sirops, parfois mêmes jus réfrigérés. On distille du rhum jusque sur l’île d’Islay, en Écosse – la terre sacrée des whiskies tourbés – où il existe pourtant deux distilleries de rhum. On en produit aussi en Irlande, au Danemark, au Canada, dans des zones septentrionales. On en fait en Suisse, dans les Alpes. En France métropolitaine, il existe aujourd’hui plus de trente distilleries de rhum, peut-être bientôt quarante. On distille du pur jus de canne en Provence, en Corse, en Sicile, en Espagne.
Partout, des territoires émergent : Madère, les Canaries, les Açores pour la Macaronésie ; l’océan Indien, la Caraïbe, la Polynésie, où l’on compte désormais quatre ou cinq producteurs actifs. Ce foisonnement, c’était précisément l’ambition initiale de Rumporter : documenter ce mouvement, l’inscrire dans le temps, l’analyser, le rendre lisible, à travers des contenus écrits, numériques, des interviews multilingues.
Avec le temps, Rumporter est devenu une plateforme de connexion entre les différentes industries du rhum. Il y a quinze ans, les salons spécialisés étaient rares. Aujourd’hui, ils se multiplient. Les producteurs, les ambassadeurs, les techniciens se rencontrent davantage. Des sommets techniques existent. Mais ces échanges restent souvent cloisonnés : locaux, ou limités à certaines interprofessions comme la WIRSPA (West Indies Rum and Spirits Producers ‘ Association. “N3S”) pour les pays caribéens anglophones et hispanophones.
Le rôle du média est précisément là : relier les points. Mettre en relation les producteurs entre eux, les producteurs et les prescripteurs, les cavistes, les barmans, les distributeurs, mais aussi les consommateurs. Être au centre de cette constellation.
Parler de la culture du rhum, c’est aussi parler des autres spiritueux qui l’entourent. De la canne à sucre, bien sûr, mais aussi des catégories voisines, au Mexique, au Japon, ailleurs. Parce qu’une innovation marginale aujourd’hui – une levure développée pour un shochu de patate douce au Japon, par exemple – peut devenir demain un levier de transformation pour une catégorie entière de rhum.
Nous avons aussi abordé les ponts entre catégories : les spiritueux élevés en fûts de rhum, les phénomènes d’hybridation. Il se passe énormément de choses, souvent en marge des circuits traditionnels.
Rumporter a également développé ses propres cuvées, comme celle réalisée il y a deux ans avec Sodade, un grog du Cap-Vert. D’autres sont en cours. L’objectif est de diversifier les sources de revenus au-delà des annonceurs et des abonnements. Nous sommes assimilés presse, sans subventions, avec un taux de TVA plein. Il fallait donc inventer un modèle économique viable.
Ces cuvées permettent aussi d’exister physiquement : dans les bars, chez les cavistes, chez les passionnés. Elles deviennent des vecteurs de visibilité, des portes d’entrée vers le média, incitant à la lecture et à l’abonnement.
Nous préparons également un calendrier de dégustation : un coffret de 24 cuvées de rhum, accompagné de fiches complètes, de commentaires de dégustation et de vidéos dédiées. L’idée reste la même : éduquer, transmettre, structurer le savoir.
Enfin, l’ambition est claire : pérenniser le projet et continuer à le développer dans plusieurs langues – français, anglais, espagnol – qui restent nos priorités.
.png)
X. L’éducation du consommateur et la culture du goût
Vous insistez souvent sur la pédagogie et sur la nécessité d’élever le niveau du discours dans le monde des spiritueux. Comment voyez-vous aujourd’hui la question de l’éducation du consommateur?
L’éducation est absolument centrale, oui. Il faut toujours prendre le consommateur là où il se trouve : dans son parcours personnel, culturel, gustatif. On ne part jamais de zéro, mais jamais non plus d’un niveau homogène.
Si quelqu’un est habitué à des produits très industriels, très transformés, très aromatisés, la chance – et c’est une chance réelle – c’est que le rhum est sans doute le spiritueux le plus polymorphe qui existe. Protéiforme est un mot qui peut faire peur, mais c’est le terme juste. C’est le plus protéiforme des spiritueux.
Le rhum peut être arrangé, liqueur, crème ou crémasse – un peu comme un Baileys. Il peut être blanc pour la mixologie, mais aussi blanc de dégustation. Il existe des rhums vieux simples, faciles, parfois légèrement sucrés, et puis des expressions beaucoup plus radicales : bruts de fût, secs, complexes, qui dialoguent sans difficulté avec de grands whiskies ou de grands cognacs.
Il y a tous les étages de la fusée. Et surtout, il y a des niveaux d’entrée que le whisky n’a pas vraiment. Le scotch en cocktail ou en long drink, par exemple, reste marginal. Les liqueurs ou crèmes à base de whisky existent, mais elles sont rares. Les whiskies aromatisés ont émergé récemment, tout comme les spiced, mais le rhum a clairement imprimé sa dynamique sur d’autres catégories. Et c’est ça qui est fascinant.
À un moment, les whiskies sont devenus très chers. À la fin des années 2000, et surtout dans les années 2010, on s’est retrouvé avec des whiskies plus jeunes, plus chers, et des bouteilles d’exception devenues rares sur les salons, sauf à avoir un portefeuille très solide. Le rhum est arrivé à ce moment-là. Il s’est imposé comme un véritable challenger des whiskies de dégustation.
On le voit très clairement aujourd’hui : montée en gamme des élevages, amélioration spectaculaire de la qualité des distillats, affirmation de styles, sophistication du packaging, discours marketing plus structuré. Les rhums se positionnent désormais frontalement face aux grands whiskies, sans complexe.
Mais même à l’intérieur d’une catégorie comme le whisky, il faut nuancer. Il y a des amateurs de blends, et on peut faire des blends de très haut niveau. Je ne vais pas me renier : je produis Aikan, dont environ 90 % de la production repose sur des blends écossais, vieillis à la fois en Écosse et sous les tropiques, en Martinique, dans des fûts ayant contenu du rhum, mais aussi dans beaucoup de fûts neufs américains et français.
Ce sont des blends très haut de gamme, avec un travail extrêmement poussé sur le bois, les chais, les extractions. On utilise une proportion de fûts neufs particulièrement élevée pour des blends, probablement parmi les plus importantes du marché. À cela s’ajoute le vieillissement tropical, avec une part des anges de 6 à 10 % par an, et l’usage de foudres à rhum. Cela donne des profils très singuliers, qui rappellent ce qu’ont été, à un moment donné, les grands blends japonais.
Donc oui, même dans le monde du blend, on peut monter très haut. Et même certaines séries limitées de grandes maisons – Johnny Walker, par exemple – méritent largement l’attention. Il y a eu chez eux de vraies expérimentations, et certaines restent encore accessibles.
Le single malt n’est pas fait pour tout le monde. Le whisky tourbé non plus. Le sherry non plus. Ce qui compte, c’est d’accompagner les gens là où ils sont, pas de les brusquer.
Éduquer, c’est aussi adapter son discours. J’ai toujours fait de la vulgarisation, au sens noble du terme. Cela passe par énormément de lectures, de livres – j’ai probablement l’une des plus grandes bibliothèques personnelles en France sur les spiritueux, en français comme en langues étrangères, et sur la canne à sucre en particulier.
Il faut identifier les concepts clés, les points de bascule, ce qui mérite d’être mis en avant. Et puis, sur le terrain, chez les producteurs, au-delà de l’actualité ou de la dégustation pure, on se dit : là, il y a quelque chose à expliquer. Et ces notions deviennent des axes pédagogiques, presque des étendards.
Mais bien vulgariser est difficile. Un bon vulgarisateur doit avoir une culture générale solide, être capable de comprendre des concepts techniques ou scientifiques, tout en restant profondément ancré dans le monde des spiritueux. Et surtout, il faut toujours se nourrir d’autres univers.
Je dis souvent que comprendre quelque chose, c’est aussi comprendre ce que ce n’est pas. À une époque, je passais 80 % de mon temps sur le whisky. En n’y consacrant plus que 20 %, j’ai compris tout ce que le whisky n’était pas, et tout ce qu’il ne faisait pas. C’est là qu’on découvre les règles explicites, puis les règles implicites, et enfin les zones où l’on peut innover à la marge, en empruntant des techniques à d’autres catégories.
Face à un amateur de vin, on n’aura pas le même discours que face à un amateur de rhum ou de whisky. Il faut utiliser le vocabulaire de la personne, s’appuyer sur son expérience, et l’accompagner. L’objectif n’est pas d’imposer un savoir, mais d’enrichir un parcours, de faire progresser la sensibilité, d’ouvrir à d’autres émotions.
C’est exactement ça, pour moi, le rôle de l’éducation dans les spiritueux.
XI. Le 40° : savoir-faire ou faiblesse?
Dans un monde où tout le monde semble courir après les “cask strength”, les “brut de fût” à 60 ou 70°, est-ce que 40° c’est encore extraordinaire — ou est-ce un signe de faiblesse?
Ça dépend. Et c’est justement là que le débat devient intéressant.
Prenez le premier millésime de rhum cubain embouteillé par Havana : il titrait 38 degrés. La texture, l’aromatique, l’équilibre étaient exceptionnels. Ce n’était pas un compromis, mais un savoir-faire. Descendre un spiritueux à 40°, voire en dessous, et parvenir à en faire un grand produit, c’est tout sauf facile. C’est même, à mes yeux, une démonstration de maîtrise hors normes. Et très souvent, cette capacité est réservée aux grandes maisons, à des équipes extrêmement qualifiées, disposant de moyens techniques et humains considérables.
Il y a aussi des cas où le degré bas n’est pas un choix, mais un aboutissement naturel. Certains spiritueux très âgés — 30, 40 ans — se retrouvent naturellement autour de 43 ou 45 degrés, parfois même à la limite des 40. J’ai goûté des single malts autorisés à être embouteillés under proof, donc sous les 40 degrés. Parfois, l’étiquette indiquait encore « 40° », alors que le degré réel était plutôt de 38 ou 39. Historiquement, cela s’est vu sur des Littlemill, sur de très vieux Macallan également. Et quand l’équilibre est là — entre l’alcool, la texture, l’aromatique, sans dilution excessive — le résultat peut être absolument remarquable.
Mais il faut être clair : travailler à 40°, techniquement, c’est extrêmement complexe. L’intégration des tanins devient délicate, tous les fûts ne se comportent pas de la même manière, et cela oblige à faire des choix précis sur la filtration. Un passage à 6 °C n’a rien à voir avec une filtration à –18 °C, que ce soit en termes de précipitation ou de stabilité. Ce sont des paramètres déterminants.
Personnellement, je pense qu’une filtration mécanique maîtrisée est souvent préférable. Et parfois, une filtration très légère permet d’obtenir une note plus juste, plus précise — comme un diapason qui s’aligne parfaitement en fin de bouche. Il ne faut pas s’en priver par dogmatisme. Si l’objectif est simplement de proposer un produit “brut”, mais désordonné, mal séquencé, alors on passe à côté de l’essentiel. À l’inverse, accepter de retravailler légèrement le liquide — sans forcément parler de réduction lourde, mais par une filtration ajustée — peut permettre d’atteindre exactement la note recherchée.
Tout cela se travaille : dans le chai, après l’élevage, lors des finitions, puis à la mise en bouteille, dans l’assemblage final. Chaque étape est critique. Si certains éléments prennent trop le dessus, on perd ce qui faisait la singularité du fût.
Pour moi, un grand spiritueux, c’est souvent un diamant brut. Le diamant brut peut être beau, bien sûr. Mais une fois facetté avec intelligence, il peut devenir encore plus lisible, plus vibrant. Et c’est précisément là que réside le vrai savoir-faire.
XII. Redonner vie aux Calvados : le rôle du hors-piste créatif
Le fait d’avoir créé votre structure et de collaborer directement avec les producteurs vous permet-il de sortir des cuvées qui, autrement, n’existeraient tout simplement pas?
Oui, clairement. Un exemple très parlant, ce sont les single casks de Calvados. J’en avais déjà fait quelques-uns à La Maison du Whisky au début des années 2000, mais cela restait extrêmement marginal. Le Calvados, historiquement, est un spiritueux d’assemblage : le panachage est la norme, et c’est souvent là que se trouvent les plus beaux équilibres.
Mais parfois, on tombe sur quelque chose d’exceptionnel. Quelque chose de presque miraculeux. Et ça existe. Le problème, c’est qu’il n’y a pas vraiment de marché pour ça. Je ne sais même pas s’il y a eu cent embouteillages de Calvados issus d’un seul fût — et encore moins en brut de fût ou à des degrés élevés, au-delà de 45 ou 48 %. C’est extrêmement rare.
Pourtant, pour un amateur de single malt ou de rhum, on est en terrain presque familier. Aromatiquement, c’est une explosion : il n’y a pas que la pomme. On trouve des agrumes, des épices, des baies, parfois des notes florales qu’on associerait plutôt à d’autres catégories de spiritueux.
C’est là que tout l’intérêt du travail prend sens : identifier ces cuvées, puis connecter les bons points — trouver un embouteilleur prêt à dire « oui, je sors 150, 200 ou 300 bouteilles de ce spiritueux d’exception », en assumant l’origine, la ferme, le lieu, le contexte. Il faut rappeler que beaucoup de fermes ne possèdent pas d’alambic : ce ne sont pas toutes des distilleries au sens strict. Et c’est précisément ce qui rend ces projets uniques.
C’est le cas avec certains Calvados réalisés pour des producteurs indépendants, parfois en single cask, parfois en assemblage. Le travail se fait alors à quatre mains, parfois à six : l’embouteilleur, le producteur et moi. Tout le monde doit être aligné. Si le nom du producteur apparaît, la cuvée doit respecter sa signature. Pour moi, c’est non négociable. Si l’on souhaite aller trop loin, sortir des codes, il faut alors l’assumer autrement, sous un autre nom. Mais certains producteurs ont envie de jouer ce jeu — et quand c’est le cas, le résultat peut être remarquable.
Il y a aussi le travail sur les fûts, notamment lorsqu’on utilise des barriques ayant contenu des pineaux de 30, 40 ou 50 ans. Très peu de gens ont goûté cela, encore moins directement en barrique. Pouvoir construire une cuvée sur mesure à partir de ces contenants, c’est absolument unique.
On parle souvent de finitions en fûts de chêne français, mais on oublie que ces fûts sont rarement neufs. Or le bois neuf est une matière exceptionnelle : noble, puissante, mais extrêmement difficile à maîtriser sur un spiritueux. La plupart du temps, on travaille sur des ex-fûts de cognac — sans réelle standardisation. Car il n’existe pas de standard du fût de cognac.
Chaque maison possède sa propre grammaire : type de bois, nombre d’usages, nature du cognac précédent, conditions de chai — humide ou sec. Et lorsqu’on descend vers des maisons plus petites, on entre dans une véritable mosaïque. C’est ce qui rend ce travail passionnant : étudier ces interactions, ces connexions très fines entre une distillerie, un domaine viticole, un terroir, un bois.
C’est dans cet espace-là — précis, exigeant, souvent invisible — que naissent des cuvées qui, sans ce type de structure et de collaboration directe, n’existeraient tout simplement pas.
XIII. Le rôle du journalisme et de la transmission : éduquer pour élever le débat
Vous êtes aussi rédacteur, enseignant, critique. Quelle place tient, selon vous, le rôle journalistique dans la transmission et l’élévation du niveau de connaissance dans le monde des spiritueux?
Oui, sur l’aspect journalistique, c’est vrai que, pour moi, l’éducation et le contenu sont absolument centraux. Il s’agit d’élever le niveau : le niveau du débat, le niveau des connaissances, mais aussi le niveau des échanges.
On se rend compte que, parfois, des producteurs appartenant à une même catégorie ne se connaissent pas, ne parlent pas la même langue, n’échangent pas entre eux. Le rôle du média est alors de créer des passerelles, d’agir comme une plateforme. C’est aussi pour cette raison que je travaille avec différents groupes interprofessionnels, et parfois entre plusieurs interprofessions, afin de faire circuler l’information, de mettre en lumière des points d’amélioration, des pratiques à observer, ou des sujets à tester.
Cela peut concerner des aspects très techniques, comme la température de coulage de l’eau-de-vie, par exemple : des pratiques parfaitement maîtrisées dans certaines appellations, et beaucoup moins dans d’autres. Ce sont ces détails-là qui font progresser une filière.
Créer du contenu, pour moi, c’est donc à la fois produire des articles, des sites internet, intervenir dans des conférences, mais aussi contribuer à des catalogues professionnels. Côté grand public, cela a pris la forme des catalogues de collection de La Maison du Whisky, de Whisky Mag, aujourd’hui de Rumporter, ou encore de La Revue du Vin de France, en France comme à l’étranger.
Il y a aussi l’écriture de livres. J’en ai écrit une dizaine, traduits en neuf langues, pour un total de plus de 200 000 exemplaires à travers le monde. D’abord autour du whisky, avec plusieurs ouvrages chez différents éditeurs, puis sur le rhum, le mezcal, le cognac et d’autres spiritueux.
Tout cela participe du même objectif : structurer la connaissance, transmettre, créer des repères communs et permettre à l’ensemble de l’écosystème — producteurs, professionnels et amateurs — de progresser ensemble.
XIV. La diversité des embouteilleurs indépendants : visions, cultures et degrés de liberté
Chaque embouteilleur semble avoir sa propre philosophie, ses codes et sa vision du métier. Qu’est-ce qui, selon vous, distingue fondamentalement ces approches?
Oui, clairement. Chaque embouteilleur a sa propre vision, son niveau d’exigence, sa manière d’aborder le produit. Certains ne travaillent que le single cask, d’autres exclusivement le brut de fût, le millésime, ou encore des approches très spécifiques. Et derrière ces choix, il y a toujours une expérience, une signature gustative, une sensibilité particulière.
C’est pour cela que les différences ne se limitent jamais à l’esthétique, au format de bouteille ou au positionnement marketing. Il y a une véritable démarche de fond, et elle n’est pas la même d’un acteur à l’autre.
Historiquement, les embouteilleurs écossais viennent d’un univers très marqué par le single malt. Ils se sont ensuite ouverts aux blended malts, aux single grains, parfois à de très vieux blends. Puis ils ont travaillé des whiskies irlandais, exploré des origines scandinaves, et plus récemment se sont intéressés aux rhums, avant de découvrir aussi les cognacs ou d’autres eaux-de-vie.
Mais là, il faut souvent faire un travail de traduction culturelle. Par exemple, l’idée d’aller chercher un cognac en single cask, qui n’aurait jamais été transvasé, est extrêmement rare. En whisky, on remplit un fût — souvent d’occasion — et on peut le laisser plusieurs décennies sans y toucher. C’est une méthode liée à un modèle industriel massif, avec des millions de barriques en circulation.
À l’échelle du cognac, c’est tout l’inverse. Les proportions de bois neuf sont plus importantes, les volumes de barriques varient énormément, les profils changent selon les millésimes, et surtout on ne distille pas de la même façon selon que l’on vise un VS, un VSOP, un XO ou un millésime. Les vins ne sont pas les mêmes, les parcelles non plus, et tout cela influe profondément sur le résultat final.
C’est aussi pour cela qu’un cognac embouteillé à 63 degrés goûte rarement de façon exceptionnelle. Le degré idéal du cognac se situe le plus souvent entre 45 et 55 degrés. Il peut bien sûr y avoir des exceptions, mais elles restent marginales.
Un exemple très parlant est celui de la Scotch Malt Whisky Society lorsqu’elle s’est lancée dans le rhum. Ils ont appliqué leur grille de lecture habituelle : single cask, cask strength, aucune dilution. Résultat : une première série de cinq ou six fûts embouteillés entre 72 et 82 degrés. C’était intouchable, imbuvable pour beaucoup, très cher — car plus le degré est élevé, plus il y a d’alcool pur, donc plus de taxes — et totalement inaccessible sans dilution personnelle. Il a fallu comprendre que la culture du single cask, telle qu’elle existe dans le single malt écossais, ne pouvait pas être transposée telle quelle ailleurs.
En Écosse, on enfûte autour de 63,5°, le degré baisse naturellement avec le temps, l’oxydation fait son œuvre, et l’on atteint souvent un optimum de maturité entre 15 et 25 ans, parfois un peu plus. Mais ce schéma n’est pas universel. On ne peut pas simplement reproduire la recette.
Ce qui compte, c’est de définir clairement l’objectif — et cet objectif doit être qualitatif avant tout. Ensuite, il faut être capable de le transmettre. Certains embouteilleurs, notamment ceux issus d’une culture plus française ou très ancrée dans les spiritueux de tradition, comprennent parfaitement ces enjeux et savent les valoriser.
Mais encore aujourd’hui, il existe des idées reçues. Certains pensent qu’un cognac laissé 38 ans dans un chai sans transvasement serait un signe de négligence, alors que ce serait, en réalité, un produit quasiment miraculeux. Ces cas existent, mais ils sont rarissimes, et en France, au sein des appellations, il faut en plus être capable de le prouver réglementairement, notamment auprès de la DGCCRF. En Écosse, au contraire, c’est la norme ; on précise surtout quand on déroge à la règle.
Les Écossais ont d’ailleurs cette habitude de mettre en avant ce qu’ils ne font pas : unchill-filtered, uncolored, undiluted. En France, la logique est inverse. On connaît chaque barrique, on les assemble, on les surveille, on les prépare, on les valorise. Le travail est beaucoup plus interventionniste, presque horloger.
Les cultures diffèrent profondément. Aux États-Unis, par exemple, l’approche est encore autre. Nous avons réalisé un cognac XO à plein degré pour PM Spirits, embouteillé à 63°. Cela n’a été possible que grâce à des essais menés à grande échelle, avec des tonneliers, des laboratoires, et une vraie compréhension de la matière. Dans ce cas précis — un cognac Fin Bois XO à maturité — une finition en fûts neufs à chauffe forte a donné un résultat très boisé, extrêmement texturé. Le bois neuf apporte de la matière, pas seulement de l’arôme. Beaucoup de distillateurs américains m’ont dit que c’était le meilleur cognac qu’ils aient jamais goûté. On est resté dans le respect de l’AOC et de la signature de la maison, mais en l’adaptant à un marché spécifique. Cela donne des produits hors normes.
Ce type de travail est aussi possible avec des spécialistes très pointus, comme Malternative en Belgique. C’est quelqu’un qui travaille des cognacs de tous crus, de tous âges, avec une exigence extrême. Pouvoir lui dénicher, dans une petite ferme voisine ou lors d’un départ à la retraite, aux cours d’échanges exceptionnels, des lots quasi introuvables. Malternative a choisi alors d’assembler différents lots — 72, 73, 74 — ce qui a permis de créer un calvados issu d’une distillerie fermée depuis près de 25 ans. Un assemblage couvrant quatre à cinq décennies, réalisé à partir d’alambics normands de 200 litres, parmi les derniers de ce type dans le Pays d’Auge, et probablement au-delà.
Ce lieu se trouvait d’ailleurs sur les terres de l’un de mes ancêtres. J’ai donné son nom à cette cuvée. Là, on devient passeur d’histoire et d’émotion.
Travailler avec ce type d’embouteilleur implique de tout restituer : l’histoire, la traçabilité, les photos, le contexte. Il faut être capable de sélectionner les fûts, de les tracer, parfois sur plus de 25 ans, et de restituer le sens du lieu, du terroir, de l’appellation. C’est ce qui rend ces projets magiques.
On entre alors dans une autre dimension : celle des spiritueux d’émotion, des spiritueux qui éduquent. À ce moment-là, on devient presque galeriste. On met en lumière des personnes, des fermes, des fûts, des terroirs qui n’ont pas toujours le temps ni les moyens de raconter leur propre histoire. Toute leur production n’est pas nécessairement exceptionnelle, mais certaines barriques le sont. Les faire exister, les voir arriver dans de grandes adresses aux États-Unis, à Londres ou en Asie, c’est une reconnaissance immense pour ces producteurs — et nous leur renvoyons toujours cette fierté.
Veröffentlicht in:
Sample Category

Hinterlassen Sie einen Kommentar